Propos recueillis en mai 2021 par Stéphane Théri.

PasVuPaslu Magazine 

 

BIOGRAPHIE :

Né en 1966, Dominique Meunier vit et travaille près de Besançon, en Franche-Comté, la patrie du peintre Courbet. 

Il a suivi l'enseignement de sa mère dont le travail sur l'art décoratif fut exposé au musée des Beaux-arts de Besançon. 

Une carrière dans la sérigraphie éveilla et cultiva son goût pour les techniques mixtes et la diversité des supports.

Après un grave accident de la route qui a bouleversé sa vie il y a plus de 20 ans, il entre en résilience et se consacre alors entièrement à la création au travers d’une pratique profonde et large couvrant diverses méthodes et matériaux qui favorisent la liberté de son style, uni par un contenu solide lui offrant une porte sur lui-même en personnifiant la résilience de la nature, son pouvoir, sa beauté, qu'il sanctuarise dans la vibration la plus subtile et la plus fragile du temps : l’éphémère. 

Sa recherche permanente sur la cosmicité et la réalité ultime des phénomènes a été reconnue dans plusieurs musées, galeries et salons d'art, en France et à l'étranger. 

 

La citation :

" Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de nouveaux yeux". Marcel Proust

 

INTERVIEW

 

1/ Dominique, lorsque l’on arrive sur la page d’accueil de votre site Internet, vous vous présentez en votre qualité d’artiste plasticien mais également de poète visuel. Pouvez-vous, svp, nous en dire plus sur votre approche artistique et sur votre poésie visuelle ? Où prennent-elles leur source et quelle sont vos aspirations les plus fortes ?

« Je m’efforce chaque matin de naître ». Jean Bazaine.

Être ébloui de l’immensité hors limite des espaces de silence et leur vérité profonde qui touche à l’essentiel, c’est ma quête d’une peinture-lumière où les formes sont les mots, les couleurs forment les rimes, une poésie visuelle reliée par les émotions, pour remonter à l’origine, à la source originelle, le mental profond, espérer le premier moment dans l’existence de toute chose, la cause première, la renaissance pour nous mener sur le chemin de la plénitude oubliée et celui de la spiritualité. La fluidité de la vie. Un juste retour à ce que je suis.

Je vis de paysages. Mon travail se développe au sein d'un dialogue permanent avec le paysage, le traitement de la matière et de la surface, au travers d'une figuration poétique allusive et matiériste afin d'évoquer les Mystères de la vie, questionner l'unité de l'homme avec ses origines et avec la nature, ainsi que révéler la présence d'une réalité spirituelle.

" Le paysage. Je dois rester fidèle à cet antique désir, à ce désir, à cette joie fondatrice. C'est mon seul rendez-vous, le seul lieu, le seul espace où je puisse exister. Et c'est cette nécessité profonde, absolue qui donnera naissance à ce langage où mon élan, d'abord incontrôlé, trouvera une forme qui ne permettra plus d'en douter". Vincent Bioulès.

Avec l’humilité de ceux qui portent dans leur âme quelque chose de plus grand que leur art, ma peinture s’est lentement muée en un langage qui m’est personnel, une singularité à un univers spirituel mettant l’accent sur le passage de l’homme conservé dans la mémoire des matériaux, des courbes, des lignes et de la lumière, comme une puissance poétique et méditative, celle du sens et de l’unité mais aussi celle du temps relatif offrant une alternative propre à nous ressourcer et à tirer de l’expérience humaine un principe vital. Mon aventure picturale se fait sans compromission, avec honnêteté et loyauté à un même faisceau de signes, dépassant les apparences du réel et affirmant qu’il nous faut compter sur une autre réalité que celle du monde sensible.  "Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci" nous disait W.B. Yeats

Je suis épris d’absolu. Je laisse une trace dans les flux de lumière et de la matière annonçant le cheminement d’un monde à l’autre dans la fréquence subtile de la vibration la plus fragile du temps : l’éphémère.

La nature, la poésie et les textes méditatifs notamment ceux des philosophies extrême-orientales, ces mots qui nourrissent et qui apaisent, sont des sources importantes qui alimentent mon imaginaire et donnent le contenu et le sens spirituel à ma peinture.

Pour mieux comprendre ma peinture, il faut revenir à l’influence de mes premières émotions esthétiques que je dois à ma mère. Elle était peintre et dessinatrice et elle m’a enseigné la peinture. Elle m'a appris surtout l'observation, celle de la nature d’où je tire un registre infini de formes et de couleurs exprimant le vivant, et celle des peintres qu'elle admirait et notamment l’utilisation de la lumière par Camille Corot au réalisme des œuvres de Courbet, peintre de ma région la Franche-Comté.

La nature est donc une source d’inspiration inépuisable. Je vis et travaille en pleine campagne, le bout de ma rue finit dans les champs et sur une rivière. Mon atelier s’appelle Atelier-Prairie. J’ai une passion pour les jardins, notamment pour les modèles des anciens jardins chinois et japonais. J’ai moi-même construit un jardin aquatique dont je puise une partie de mon inspiration pour peindre et écrire (les nymphéas proviennent du même fournisseur de Claude Monet !).

Shitao disait « le plus important pour l’homme, c’est de savoir vénérer ». Vénérer la réalité, c’est aimer la vie, c’est la contempler d’un regard amoureux et je dirais c’est vénérer le mystère de la vie, le mystère de notre présence sur cette terre.

J’ai la chance d’être entouré de forêt. Les arbres évoquent la Nature sensible et invisible. A force de présence aux arbres dans ma campagne environnant mon atelier, je peux renouveler mon regard sur eux pour mieux en capter leur sens. Entre puissance, réalisme et une perception de plus en plus aérienne et spirituelle de l’arbre, je tente d’éclairer le mode d’être spécifique des arbres montrant les facettes essentielles de leurs relations avec les hommes nourries de ces liens ancestraux et primordiaux. Ainsi ma collection « Le temps des arbres » montre que l’arbre est le protagoniste du temps ralenti des hommes qui passent : la naissance, la croissance, le déclin et la mort. On est au cœur de ma peinture. L’arbre porte la mémoire des hommes et garde leur trace. Il est un étendard porte-vie, arbre de vie ou arbre du monde.

La forêt, société végétale, devient une cathédrale végétale, les arbres collaborent entre eux et forme un lieu impénétrable. Cette forêt est habitée par les ombres mouvantes, lumineuses, et la présence d’une vie secrète. L’arbre est le principe suprême du devenir spirituel de l’homme. Il est le pilier du monde intérieur dont il assure l’équilibre.

Cet attachement au monde, à la nature, unifie l'ensemble de mon œuvre jusqu’à la non-figuration. On l’aura compris cet ancrage au réel me rassure face au chaos et aux bruits du monde.

Une maxime chinoise dit « apprend de la nature en suivant son esprit ». Elle considère l’importance de l’observation de la nature et de la reconstruction mentale de ce qu’on voit. En ce sens je suis un peintre paysagiste où mes ambiances vont donc de plus en plus à l’essentiel car, pour moi, de la sobriété naît une sensation d’intimité et de sérénité qui invite au silence de la réflexion et de la méditation bienveillante sur le sujet…une relation plus intime aux choses, on y reviendra.

Je veux célébrer ainsi les épiphanies de la nature et montrer que la réalité qui nous entoure est composée de « symboles » qui nous permettent d’entrevoir le monde invisible et immatériel de l’Absolu et pour y accéder, ma peinture fait communiquer l’un avec l’autre en générant de l’échange entre eux.

Ce sont des correspondances dynamiques :  

Entre l’origine et la vitalité de l’eau (Collection Initium), entre la matérialité des montagnes et l’esprit, et entre l’invisible du passage et de l’élévation (Collection Hauts lieux), des corrélations de la lumière et la vie sécrète entre la terre et le ciel (Collection Le temps des arbres), pour élever l’homme vers le monde spirituel (Collection Providence) et espérer qu’il protège son bien le plus précieux la nature (Collection Mémoires du futur).

On voit des forêts, des montagnes, de l'eau sous toutes ses formes, ce sont des paysages mentaux d'une nature environnante réinventée, une idée de la nature, une idée d'une force qui est dans la nature. Il y a des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie. En sanctuarisant la nature comme un lieu sacré, baigné de mystère et enveloppé d'éternité, une invitation à saisir une beauté fugace, l’instant, « ici et maintenant », je cherche à évoquer une forme d'inversion du rapport entre la nature et l'homme car c'est bien la nature qui nous observe et nous accompagne pour nous reconnaître intimement en elle et ainsi mieux la protéger. La nature nous parle et au-delà des apparences, elle nous invite à décrypter les signes et les correspondances de sa symbiose, une voie d’interprétation spirituelle pour comprendre et entrer dans le Mystère de la vie. A la poursuite de la vérité et de la beauté, il s’agit pour moi de décrire moins une réalité pour elle-même qu’à évoquer au plus juste des nuances d'un état d'âme en suggérant une intériorité inquiète, notamment sur la fragilité de la vie, le passage du temps, et l’impermanence.

J’aspire à une harmonie du rapport de l’homme à la nature, souvent au travers du prisme de la nostalgie, une forme de purification du corps et de l'esprit qui se cherche dans l'union originelle avec la nature, berceau du silence. J’interroge ce qui semble en cause : l'unité de l'homme et du cosmos, l'unité de l'homme et du sens afin de provoquer les consciences de la nécessité de défendre la vie et la nature car au creux de l’impermanence, il y a un éveil, une réflexion sur la fragilité de la vie et la quête de sens.

Entre présence et absence, origines et fin, entre le constant et l’impermanent, dans la transition comme au moment du crépuscule ou de l’aube juste avant un changement de lumière ou dans mes lumières bleues, noires, crèmes, ou dorées, ma quête de la Lumière interroge le temps et les seuils subtils, ces espaces frontières entre le réel et la conscience modifiée de ce qu’on reconstruit mentalement en rapport à ses paysages intérieurs et donc à ce qu'on ressent comme être l'expression d'une réalité à un autre niveau vibratoire pour laquelle l’Âme est la seule détentrice de la clé d’accès.

Sur le plan artistique, mes sources d'inspiration sont multiples au croisement du réalisme et de l'abstraction. Mes révélations sont dues à des peintres comme Monet, Cézanne, Matisse, Redon, Klimt, Zao Wou-Ki, pour leur approche singulière des jeux de vibration de la lumière, puis Fautrier, Polke, Tal Coat et Anselm Kiefer pour le traitement particulier de la matière et de leur conception spatiale. Et Il y a chez moi un fort tropisme extrême-oriental et je suis influencé par des peintres chinois comme Shitao mais aussi pour l'esprit des lettrés et leur approche spirituelle et picturale, celle du Chan (Zen) dans la peinture du "shanshui", qui ne cherche pas à représenter mais à identifier. Mon travail porte sur l’identité et les symboles. Hokusai et Hiroshige font partie de mes récentes grandes émotions esthétiques.

 

2/ Pour quelles raisons votre accident de voiture vous a fait entrer en résilience ? Qu’est-ce qui s’est passé intérieurement ?

Ce que j’ai vécu et vu lors de mon accident dans ses dimensions éthériques font que mon point de vue sur toutes les choses de la vie s’est radicalement modifié et je crois depuis que nous vivons dans un univers énigmatique où il existe les deux mondes naturel et surréel, sensible et infini et que j’ai entr’aperçu par mon expérience du ciel.

Cet accident viendra bouleverser radicalement ma vie. C’est l’apprentissage d’une prise de conscience du mystère de la vie, un défi pour l’espérance. Qu’est-ce que le réel ? Entre réalité et ce que j’ai expérimenté au cours de mon accident à un autre plan de conscience, il y a dans ma peinture un profond questionnement sur les modes de passage entre les mondes extérieurs et les mondes intérieurs et sur le Mystère de la vie, ses racines, et donc sur qu’est-ce que mourir jusqu’à interroger le sacré ?

J’y ai vécu des émotions traumatiques d'une intensité inouïe et ces bouleversements post-traumatiques, tant physiques que psychiques, ont fait que mes émotions se sont d’abord émoussées et ma façon de me relier au monde est devenue différente. Depuis je vois le monde au travers de mes sensations. Comme le disait Cézanne « il faut pénétrer ce qu’on a devant soi. La sensation est à la base de tout pour un peintre ». La sensation est comme une charnière entre le monde extérieur et notre réalité intérieure et c’est elle qui sous-tend et alimente la pensée et qui est à l’origine de tout le processus qui aboutit à l’acte de peindre.

Mon expérience aux frontières de la mort au cours de mon accident a été particulièrement troublante et j'ai encore du mal à l'exprimer. Ce que j’ai vécu est une leçon d’humilité. J’ai mis longtemps avant de comprendre qu’en fuyant, on revient toujours à soi. Alors je peins et m’interroge chaque jour sur ce que j’ai vécu, pourquoi j’ai survécu et ce que j’ai vu.

 

3/ Vous mêlez vos coups de pinceau aux coups de stylo de poètes. Les quatre coins d’une œuvre posent-ils une limite insupportable à vos yeux ou ces croisements d’inspirations ouvrent encore plus grandes ouvertes les portes de l’interprétation de chacun ? Avez-vous une volonté de joindre à l’inspiration des yeux, le ressenti par les mots ?

Oui…l’écriture se situe à la frontière du langage et du silence, elle entre en disponibilité envers le monde dans l’espace sacré de la respiration et l’expiration de ma peinture. J’attache moi-même beaucoup d’importance au contenu ; je suis un artiste qui prend beaucoup de notes sur ma création et j’écris bien modestement des poèmes. Je pense qu’il y a un lien quasi biologique entre la peinture et l’écriture. Dans mes mondes, il y a toujours un livre…en ce moment, la poésie de Hanen Marouani dont les mots éclairants portent le monde à la lumière. Poème et peinture reposent sur la même règle pour moi : rendre vivant le langage de la vie en ouvrant à la plénitude de l’indicible et de l’invisible.

Je relisais récemment le livre sur Van Gogh de Mariella Guzzoni (« Les écrivains qui ont inspiré Van Gogh », Edition Actes sud)). Je partage les mêmes valeurs avec mes inspirations. Van Gogh disait « j’ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres et j’ai besoin de m’instruire continuellement, d’étudier si vous voulez, tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain […] les livres, la réalité et l’art sont le même genre de choses pour moi […] il faut apprendre à lire comme on doit apprendre à voir et apprendre à vivre ». Et cette phrase qui retient toute mon attention concernant l’approfondissement de l’âme humaine « mes sympathies dans le domaine littéraire aussi bien qu’artistique vont le plus nettement aux artistes en qui je vois travailler le plus intensément l’âme ». Certainement une raison pour laquelle je suis particulièrement sensible à des auteurs comme Victor Hugo par exemple …et bien sûr à la poésie. J’attache beaucoup d’importance aux titres de mes œuvres. Ils sont comme soufflés par une rose des vents, ceux qui conduisent à la liberté des rêveries et ouvre à l’infini tout en soutenant l’évolution de ma création dont le chemin secret puise une grande partie de sa source dans la poésie.

Je fais mien en transposant à la peinture les écrits de Rilke, dans les Carnets de Malte « les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) -ils sont faits d’expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d’hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s’ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus […] Et il n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. Il faut d’abord qu’ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu’ils perdent leurs noms et qu’ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu’au cours d’une heure très rare, le premier mot d’un vers surgisse au milieu d’eux et émane d’entre eux ». C’est tout le travail de ma mémoire qui surgit en peinture.

Mais la peinture est un autre temps que celui de l’écriture. Comme le disait Gao Xingjian dans La montagne de l’âme, « La peinture vient de l’endroit où les mots ne peuvent plus s’exprimer ». Il nous disait encore « revenir à la peinture, c’est se libérer des verbiages, rendre les concepts du langage, c’est peindre là où le langage ne suffit plus, commencer à peindre là où l’on a fini de parler ».

 

4/ Certaines de vos formules frappent l’esprit par toute la complexité qu’elles offrent, je vous cite :« Comme un voyageur de l'âme, cette liberté de peindre me permet d'explorer un chemin qui lie la conscience à une appréhension nouvelle d'un rapport plus intime aux choses. Elle m'offre le pouvoir de créer des environnements spirituels propices à l'expérience du silence et de la fécondité du vide qui révèle une vision intérieure du paysage... ». Serait-ce là une sublime invitation à un voyage initiatique sur le fil duquel, chacun pourrait trouver dans vos créations une part jusqu’à lors non explorée de son parcours de vie ?

Pour moi, peindre est un chemin qui n'a de sens que s'il mène au cœur de soi car il consent à l’infini du Mystère de la vie tout en ouvrant l’itinérance spirituelle pour chercher l'essence, la source du mental profond afin d'ouvrir des passages du silence vers la plénitude du sensible et l'espace infini de liberté universelle dont j'ai fait l'expérience au cours de mon accident : un instant d'éternité, une poétique du passage de la matière qui a été douleur à la matière sérénité vers un chemin de lumière qui va envelopper, dans une sobriété chromatique, l’identité et les symboles, comme on l’a vu, que sont pour moi l’eau, les montagnes et les arbres, ainsi que les émotions profondément intériorisées dans lesquelles interviennent à la fois, mes expériences personnelles intimement liées à la prégnance qu'exercent sur moi les éléments naturels, mais aussi ce que je perçois des mondes éthérés depuis mon accident. Si ma peinture est incarnée dans une étroite identification, cette émotion absolue ressentie devant la nature, mon esprit devenant ce que je contemple, je pense depuis mon accident que tout est issu du sentiment que nous appartenons à un univers énigmatique. Oui …qu’est-ce que le réel ?

On l’a vu, je peins les natures silencieuses, une ode aux cathédrales minérales ou végétales et à tous les milieux humides, espaces sacrés constituant des sanctuaires, temples habités par la présence d'une vie secrète, trait d’union entre le ciel et la terre nous invitant à l’élévation vers un au-delà qui en fait est un au-dedans.

Centré sur le vide, cet espace de liberté est dépouillement et montre une apparente immobilité mais où agit l'alternance du yin et du yang, le principe d'harmonie de l'impermanence. Si la nature sensible semble éternelle, l'homme est un voyageur qui ne fait que passer, il appartient au règne éphémère mais son impact sur la nature est devenu très sensible. En allant puiser dans la musique silencieuse de ces lieux sacrés au-delà des apparences sensibles, la nature, complexe, lieu des correspondances et des symboles, parle à la sensibilité humaine en l'exhortant de la protéger. Il s'agit de montrer cette relation confiante et étroite avec les réalités ultimes et ainsi de toucher le spectateur pour qu'il retrouve en lui vivant le souvenir de la présence d'une rivière, d'un arbre, d'une montagne... J’invite donc le spectateur à s'immerger dans cette nature réinventée et ainsi à se questionner sur son devenir et le temps qui passe, le lien qu'il entretient avec le paysage, le Mystère de la vie, ses racines, et donc sur qu'est-ce que mourir jusqu'à interroger le sacré ? Pour moi, un lieu ne devient paysage que parce qu'il se charge d'une signification intériorisée, le paysage se ressent comme accompagnant les émotions de notre vie. Le paysage va jusqu'à cette présence "qui nous dépasse et pourtant est de nous " (Saint-Exupéry) et il se fait ancrage, en nous imprégnant, il nous transcende jusqu'à nous transformer et il nous grandit en nous nourrissant. 

C’est un travail en mutation vers l’essentiel qui aboutit à un dépouillement créant les vides et les pleins mais ce travail n’aboutit pas à un dénuement afin de me préserver de la tentation d'une esthétique trop épurée car pour moi les choses ne sont vivantes que si elles sont parées. L’être humain est très peu présent dans mes créations dont la conception taoïste du monde fait de l’humanité une présence invisible dans la nature même. 

Et effectivement, comme un voyageur de l'âme, cette liberté de peindre me permet d'explorer un chemin qui lie la conscience à une appréhension nouvelle d'un rapport plus intime aux choses. Depuis mon accident, je perçois la nostalgie et l’émotion des choses, même des plus petites, la conscience et l’acception de leur impermanence. La peinture m'offre le pouvoir de créer des environnements spirituels propices à l'expérience du silence et de la fécondité du vide qui révèle une vision intérieure du paysage. En montrant ce qui n'est pas visible, je cherche à diviniser la nature en faisant entrer l'homme dans ce dialogue qui l'éternise afin qu'il prenne conscience de la Providence. En célébrant les épiphanies de la nature et de mes paysages intérieurs, je poursuis cette écriture du paysage comme une résistance poétique où il s'agit de suggérer une intériorité inquiète sur l'influence de l'homme sur son environnement et particulièrement sur le climat et la biosphère, pour espérer que ce monde ouvre les yeux avec sagesse et bienveillance sur le respect de l'unité de ce qui "Est".

Le vide est effectivement un grand maître, un élément structurant de ma peinture.  Il me faut trouver un aménagement où le vide et le plein se font une sorte de charité mutuelle et ouvrent à la plénitude du silence. Le vide et le silence rythment la valeur contemplative de ma peinture en nous invitant à construire notre propre représentation, vers une destinée que chacun peut composer entre conscience et inconscience. Ainsi la création tout entière m’inspire et m’offre de donner à mes semblables une possibilité d’entrevoir l’invisible et l’indicible à travers mes créations qui lient toujours plus intimement la forme à son effacement. Tout commence dans l’invisible. La matière n’est qu’apparence, elle est le reflet d’une réalité profonde et cachée, source du mental profond.

 

5/ Dominique, peindre, c’est : Vivre plus intensément, vivre mieux, vivre libre, puiser au fond des choses, chercher le sublime dans ce qu’il y a de plus simple, aller différemment vers les autres, tromper ou rompre la solitude par des couloirs de peinture, des vortex de couleurs, de contrastes et de nuances ?

Ce qui est essentiel pour moi, c'est d'être au milieu de mes pinceaux, de ma matière et de mes couleurs. Et il faut être vrai dans toutes les phases de son travail. Travailler en vous-même pour être plus libre, plus vaste, plus riche mieux armé, mieux centré. Vous l’avez compris j’appréhende la peinture comme un état méditatif.

La peinture incarne le vivant. Peindre, c’est être vivant. Plus qu'un acte de vivre peindre est un acte spirituel pour capter et figurer l’infiniment subtil de votre conscience du monde. Est-ce la solitude ? Comme le disait Charles Baudelaire « la sagesse consiste à savoir peupler sa solitude et à s’isoler parmi la foule ».

Il faut comprendre en fait que si je peins depuis l’enfance, je suis réellement devenu peintre lorsque j’ai réglé le conflit qui existait entre mon cœur et ma tête et, pour l’avoir intériorisé depuis toutes ces années, je n’ai commencé à aimer ma peinture que lorsqu’elle m’a apporté ce « supplément d’âme » né dans l’imprévu et le surpassement de mes propres attentes de résultat. La phrase de Sengaï peut enfin résonner « chaque trait de mon pinceau est l'aboutissement de l'énergie la plus profonde de mon cœur ".

On espère rencontrer l’autre, celui qui regarde. Pour le rencontrer, il faut avoir vidé son amour-propre, il faut avoir fait de soi-même un espace illimité, il faut que nous laissions transparaître l’infini. William Blake disait « si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est : infinie.  Car l’homme s’est refermé sur lui-même jusqu’à considérer toute chose par les brèches étroites de sa caverne ».

 

6/ Silences, temps, observations, matières, formes, mouvements, ne trouvez-vous pas là les fondements d’une quête, de votre quête vers une compréhension et une interprétation de tous les phénomènes et conditions qui régissent la vie de notre planète, de votre travail, de votre parcours de vie physique et de votre itinérance spirituelle ?

Mes intuitions d’artiste créent une passerelle entre la nature, l’être humain et le divin en faisant sentir au présent les évolutions du temps profond.

Et avant tout, c’est la lumière qui vient en peinture me tirer par la main afin de montrer l’affinité des relations invisibles, tous ces phénomènes qui mettent en mouvement notre univers et sans lesquels nous serions des fragiles fragments jetés au hasard dans une aventure sans âme et dépourvue de sens. C’est cette relation qui crée l’ordre dans l’univers, c’est la relation qui donne une sorte d’intimité avec les éléments naturels. Dans ma peinture, cette relation est guidée, comme gouvernée, par les flux de lumière qui mettent en mouvement tout l’univers dans cette sensation de flottement entre le réel et l’irréel. Mais le Mystère de la vie se laisse difficilement approcher. Ce monde est tellement mystérieux qu’il dépasse nos repères logiques. Et encore faut-il bien savoir regarder ! Mon expérience de mort imminente m’a montré que la matière n’est qu’une apparence, que tout est lumière. Depuis mon accident et comme si c’était la dernière fois, observer autrement, regarder avec plus d’acuité, être dans une nouvelle écoute, et peindre profondément, sont les chemins qui m’ont mené au silence qui est comme un seuil en nous permettant d’atteindre cet état de conscience nécessaire à l’approche de la vérité qui est en nous. Nous nous sentons alors libéré complétement. Le silence devient lumière. Il est juste, il est une vibration ; il est vivant en s’accordant à notre espace sacré intérieur de notre inspiration et de notre expiration.

Quels chemins mènent au silence ? Vous le savez maintenant, je crois à ceux de la nature. Les secrets du monde sont tapis dans le silence. Pour moi une œuvre est réussie si elle inspire le silence. Peindre m’intime silence qui est lumière et à ce titre il est la plus subtile manière de gouter à nouveau à l’espace infini dont j’ai fait l’expérience au seuil de la mort. Demeurer dans le silence, c’est comme prier jusqu’à ce que l’on entende le divin. Cette prière, je l’entends notamment dans mes cathédrales minérales de silence.

La réalité ultime des phénomènes interdépendants, autrement dit leur véritable aspect ou véritable nature essentielle, la porosité du visible et de l’invisible, l’intervalle, l’ici et l’ailleurs, sont bien les notions essentielles de ma peinture qui rythme ma vie. La réalité ultime de tous les phénomènes permet la transformation du présent, une façon de vivre l’éternité de l’instant présent et l’universalité de l’endroit où on se trouve, créant des refuges éphémères, des endroits sacrés, d’où l’on regarde, d’où l’on écoute le monde, comme si les distances n’existaient plus et comme si le temps s’immobilisait. De cette façon la peinture devient une expérience intime de liberté qui intensifie notre compassion envers l’univers pour mieux le comprendre et mieux le protéger. Car la modernité nous éloigne de la nature. Il nous faut retrouver le beau pour reconnecter nos sens.

En sanctuarisant la nature pour retrouver le sens du sacré, j’attache de l’importance à une esthétique de l’écoulement des choses au travers du dépouillement et de la patine, cette marque du temps qui se traduit dans mes effets de textures et le choix d’un gamme chromatique réduite. Ce sont des couleurs et des matières à travers lesquelles s’exprime un idéal moral qui voit la véritable richesse dans le cœur des hommes plutôt que dans les choses qu’il possède, ce qui conduit une grande partie de mes recherches vers encore plus de simplicité liée au renoncement, au lâcher-prise, mais aussi je l’espère à l’élégance née du raffinement de cette simplicité. Car il ne faut pas se méprendre, c’est un principe esthétique fortement positif dans lequel la connotation de simplicité s’estompe devant les valeurs attachées à l’éveil moral et sensible de celui qui sait trouver la sérénité dans le passage du temps et le déclin même de toute chose.

Dans ma collection « Les Hauts lieux », il y règne un délicieux silence, de ces silences dont l’intensité pure de forme et de couleur fait qu’on entend son âme et on y goutte une liberté complète. Ces hauts lieux sont ceux de la Providence. Ils m’enveloppent et je vous les offre dans leurs textures et leurs lumières jusqu’à l’iridescence divine pour que vous y trouviez, vous aussi, le repos et la limpidité d’un au-delà caché dans le silence des cimes. Il s’agit de peindre la poésie harmonieuse du silence afin que chaque silence soit parfaitement à sa place. Alors le silence entre le vide et le plein ouvre un espace où tout devient possible. C’est l’infinité des possibles. Il n’y a plus qu’un espace ouvert qui s’étend jusqu’à l’immensité, la seule à faire paysage. Ce sont tous ces passages du silence que la lumière inonde et qui me permettent d'explorer la résilience de la nature, cette fidélité à tous les possibles, d'évoquer les Mystères de la vie, questionner l'unité de l'homme avec ses origines et avec la nature, ainsi que révéler la présence d'une réalité spirituelle. 

 

7/ Dominique, qu’est-ce que le bleu de l’impermanence ? Qu’est, selon vous, l’impermanence ? Les confrontez-vous sans cesse et pour quelles raisons ?

Nous touchons au cœur de ma peinture où le memento mori résonne. L’univers est un vaste vertige. Mon accident aux répercussions considérables me rappelle tous les jours la fragilité inhérente à toute vie. Vivre ou survivre est à la fois l’épreuve et l’énigme. Ma compréhension de la mort et de l’impermanence est devenue si vive que je me consacre chaque jour à cette réflexion qui mène sur le chemin de la spiritualité.  Je me questionne sur les racines de la vie et donc celles de la mort, qu’est-ce que mourir, quel est le fil d’Ariane vers la mort, quelle est la porte sur l’après-vie ? Ce questionnement est l’urgence de ma vie, je comprends que ma mémoire compose avec mes émotions, y compris traumatiques, qu'elle possède une autre dimension que celle de ma propre réalité, sur un autre plan de conscience, et à un autre niveau vibratoire. Je peux voir le monde avec d’avantage d’acuité et apprécier la vie dans le silence qui est félicité.

Comme un travail sur la mémoire, j’interroge une pratique cathartique et autobiographique, des conditions de l’impermanence et donc de l’harmonie car l’impermanence est un principe d’harmonie. Comment mieux l’exprimer que de penser à la succession des saisons, l’harmonie résiste-t-elle à la vue de la fonte glaciaire ?

Nous habitons un univers instable. La nature est un Tout complexe, non réductible. Tout est contexte et fait partie du contexte sans jamais cesser de fonctionner, il y a continuité, ce qui est pour moi le principe de l'impermanence continue. La nature nous parle et au-delà des apparences, elle nous invite à décrypter les signes et les correspondances de sa symbiose, une voie d’interprétation spirituelle pour comprendre et entrer dans le Mystère de la vie, en visant à une plus grande présence au monde afin, je l'espère, d'éprouver la joie de s'y reconnaître vivant.

Mais comme pour mon accident, je crois que nous devons apprendre à vivre avec l’incertitude. La période actuelle est particulièrement significative ! Cette incertitude conduit au flottement. Le monde est « flottant », tout est évanescent, changeant, éphémère.

Difficile de capturer la réalité d’un monde qui change. Mais change-t ’il dans la fluidité ? Cette fluidité peut être désarmante si on croit que le monde est immuable. Il n’y a pas de réponse absolue mais nous pouvons apprivoiser l’impermanence jusqu’à l’accepter.

Je travaille avec ce qui semble ne pas durer, la lumière et le temps.  Je favorise toujours plus la suggestion des beautés transitoires que d’essayer de capturer exactement ce monde insaisissable. Le réel n’est qu’une impression et je montre les liens entre le visible et l’invisible en l’exprimant par mes lumières de plus en plus iridescentes. Pour célébrer la lumière, j'utilise une gamme chromatique sobre et unificatrice, aboutissement de mon travail dans le monochrome des bleus ou du blanc matériau (mortier ou pâtes structurées), et aujourd'hui autour des variations du noir, comme un perpétuel harmonique d’une renaissance toujours recommencée dans la Lumière qui est silence, d’une origine et d’un destin.

C'est dans cet effort de simplification que je cherche un chemin de lumière, une lumière vivante qui possède cette qualité éternelle et qui me permet d'explorer de manière sous-jacente mes thèmes de prédilection comme les interactions de l'homme avec le monde naturel, mais aussi le mysticisme, le sacré et la spiritualité.

Suivant mon attirance naturelle, j'ai abouti à un travail sur les monochromes, notamment le bleu. C’est le bleu de la guérison, la lumière rassurant pour accepter l’impermanence. La Lumière me guide sur la voie de la résilience comme elle l’a déjà fait lors de mon expérience aux frontières de la mort. La lumière est un guide qui désormais ne me quitte plus. Elle devient progressivement prédominante sur la forme qui reste présente mais cette dernière va comme se dissoudre ou s’évanouir dans la lumière. Ma peinture glisse doucement de la matière à la lumière jusqu'à l'éblouissement.  

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